jeudi 21 mai 2009

Vernon Sullivan, enfant terrible


« Sexuellement, c'est-à-dire avec mon âme »
Boris Vian, L'Herbe rouge


Boris Vian à Toulouse - Photo de Jean Dieuzaide, 1948
Boris Vian à Toulouse - Photo de Jean Dieuzaide, 1948


Ma bibliothèque ne serait pas ce qu'elle est si elle ne contenait pas J'irai cracher sur vos tombes de Vernon Sullivan... autrement dit de Boris Vian.

Ce roman, rédigé en deux semaines seulement, en août 1946 et publié en novembre de la même année, devient le bestseller de l'année 1947. Il est alors signé Vernon Sullivan. Boris Vian, fan de jazz et de romans noirs américains (il a notamment traduit Raymond Chandler), revendique le fait d'en être uniquement le traducteur. Et la supercherie va durer quelques temps. Le problème, en effet, est que le roman est "un poil" violent, et à la limite du porno. Certaines scènes — séquences érotiques, violence physique et morale — sont écrites crûment, et ne peuvent laisser indifférent.
« Il faut déplorer qu'il se soit trouvé en France un traducteur et une firme pour diffuser cette incivilité sénile et malhonnête. C'est sur le livre qu'on peut cracher. »
Ce genre d'entrefilets dans la presse réjouissent auteur et éditeur. Mais le succès tant attendu n'est pas au rendez-vous... Boris Vian et son éditeur forcent alors encore plus la publicité autour du livre, contactent tous les journaux. Et les critiques commencent à se poser des questions... Ce traducteur s'implique bien trop pour le succès de cet ouvrage... étrange... La rumeur enfle et on ne tarde pas à deviner la supercherie.

En février 1947, Da­niel Par­ker, président du Cartel d'action morale, porte plainte pour outrage aux bonnes moeurs contre l'au­teur et l'édi­teur de ce petit ou­vrage d'à peine deux cents pages. Les ventes s'envolent... Le succès tant attendu est enfin là... mais à quel prix ? Vian est harcelé de questions par les journalistes, il est attaqué de tous côtés. Il se défend toujours d'être l'auteur :
« Je suis trop chaste et trop pur pour écrire de telles choses. [...] J'ai fait une traduction qui est à peu près écrite en français (pas académique, certes, mais honnête). Mais j'avais pris la peine dans cette première préface, grappée au coin de l'esprit commercial le plus écoeurant, d'avertir les intéressés. De leur dire (ce qu'ils veulent continuer à ignorer) qu'un éditeur c'est un marchand de livres » Il maintient que « pour qui connaît les habitudes de Monsieur Gide, La porte étroite est un titre beaucoup plus scandaleux que J'irai cracher sur vos tombes. »
Mais fin mars 1947, un nouveau fait divers alimente encore la controverse : les journaux dévoilent qu'un ancien milicien, Émile Rouget, a assassiné sa maîtresse avant d'aller se pendre dans la forêt de Saint-Germain.

Près du cadavre, il a laissé J'irai cracher sur vos tombes ouvert à la page où le héros tue sa maîtresse de la même façon — par strangulation. Vian est accusé d'être « un assassin par procuration ». Les ventes du « roman qui tue » s'envolent de plus belle.

Bien qu'il ait fortement souhaité ce genre de publicité pour faire de son roman un bestseller, Vian commence à être inquiet. Il doit prouver une bonne fois pour toutes qu'il n'est pas Vernon Sullivan. La meilleure preuve serait de donner au public le texte original. Il entreprend donc la traduction de son propre texte en anglais-américain... « Ça me fait thème et version réunis, c'est formidable », annonce-t-il faussement enjoué aux amis.

Daniel Parker est têtu, et il lance une nouvelle plainte en août 1948 à l'encontre de J'irai cracher dont la traduction anglaise vient de paraître sous le titre I Shall Spit on Your Graves. Publication bien inutile... Fin juillet 1949, un ar­rê­té mi­nis­té­riel condamne la vente de J'irai cracher sur vos tombes.
« Songez que ce livre a eu quand même énormément de lecteurs et qu'il a suffi d'une plainte d'une personne pour le faire interdire. Et on affirme qu'on vit en régime de majorité ! » Boris Vian

Lee Anderson, vingt-six ans, a quitté sa ville natale pour échouer à Buckton où il devient gérant de librairie. Il sympathise dans un bar avec quelques jeunes du coin. Grand, bien bâti, payant volontiers à boire, Lee, qui sait aussi chanter le blues en s'accompagnant à la guitare, réussit à séduire la plupart des adolescentes. Un jour il rencontre Dexter, le rejeton d'une riche famille qui l'invite à une soirée et lui présente les soeurs Asquith, Jean et Lou (17 et 15 ans), deux jeunes bourgeoises avec "une ligne à réveiller un membre du Congrès". Lee décide de les faire boire pour mieux les séduire... et poursuivre son sinistre dessein.

C'est le récit d'une vengeance, une dénonciation du racisme et de l'intolérance... Ce roman, tout comme les trois autres signés Vernon Sullivan, ne ressemble en rien à l'écriture des romans "officiels" de Vian. Il est noir, violent, terre à terre. Le héros accomplit sa vengeance froidement calculée à coup de parties de sexe totalement débridées. Lee Anderson fait froid dans le dos.

J'ai découvert J'irai cracher sur vos tombes après être tombée en admiration devant L'écume des jours et L'arrache-coeur. Je devais avoir 16 ans. Je me souviens l'avoir énormément apprécié, mais avoir ressenti un sentiment de malaise à plusieurs reprises. Je l'ai relu dimanche après-midi, d'une seule traite... Et contrairement à L'écume des jours que je n'ai pas réussi à relire récemment, je l'ai dévoré.

Ce livre est un pur bijou...


Boris Vian sur Le chemin des aiguilles :
Sperme de flamand rose

8 commentaires:

Elbereth a dit…

Tiens c'est bizarre, tu as éveillé ma curiosité...

PetitChap a dit…

Ah ben ça alors... Si je peux donner envie de lire ce livre ne serait-ce qu'à une seule personne, je pense que mon contrat est rempli !

Lis-le... Il vaut vraiment le détour...

Elbereth a dit…

Certes... mais la vengeance n'excuse pas tout...
Demain, je fais un post rien que pour toa !

PetitChap a dit…

Wééééééééé !!

Baruch a dit…

Merci PetitChap pour le commentaire et le site bien riche!

Ce livre est une pure merveille, littéraire et formelle.
N'en déplaise aux prudes et aux juges, la pulsion criminelle de vengeance existe bel et bien dans la réalité et ne s'exerce pas toujours contre ceux qui l'ont suscitée. Au contraire!
Ce roman est un récit les yeux grands ouverts, qui nous raconte que la haine engendre la haine, par delà bien et mal. Même si cela fait froid dans le dos.

Iyhel a dit…

Tiens, j'avais loupé ça, moi, un billet sur Bison Ravi ! Vraiment, je ne passe plus assez souvent par ici et c'est dommage.

Ce roman est assez terrible, de fait. Je ne m'en lasse pas. Je lui préfère dependant ses petits frères, "Elles se rendent pas compte" et "Et on tuera tous les affreux", moins réalistes certes, mais plus visionnaires.
Le principal défaut de Vian, quelle que soit l'œuvre, c'est que ça se lit beaucoup trop vite. Mais on n'en savoure que mieux les relectures. Et puis il y a des expressions qui restent... les coquilles des fleurs fraîchement écloses qui craquent sous les pas dans le jardin du Major in Vercoquin et le planction... un délice...

PetitChap a dit…

« Vercoquin et le planction »... Ce doit être un des rares bouquins du Grand Vian que je n'ai pas lu... Je vais essayer de rectifier ça au plus vite !
J'ai lu les autres Vernon Sullivan (si mes souvenirs sont bons, en tout il y en a quatre), mais j'avoue avoir largement moins de souvenirs des trois "méconnus".

Merci à vous deux, Iyhel et Baruch... En espérant que vos commentaires enjoués donneront envie aux réfractaires de découvrir ce magnifique bouquin...

Elbereth a dit…

"N'en déplaise aux prudes et aux juges" !!!
Alors là, je me dois de réagir !

Il n'y pas de rapport entre être prude ou juge et oser affirmer que le réalisme sanguinaire d'une mise à mort sordide est dérangeant !

Et puis, n'était-ce pas le but, déranger ?
Ce n'est pas parce qu'on ne dit pas que cette oeuvre est un chef d'oeuvre pour les raisons sus-nommées qu'on blâme ou condamne le bouquin !

Non ?!

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