Ode aux martyrs sénégalaisVous Tirailleurs sénégalais, mes frères noirs à la main chaude
----sous la glace et la mort
Qui pourra vous chanter si ce n'est votre frère d'armes, votre frère de sang ?
Je ne laisserai pas la parole aux ministres et pas aux généraux
Je ne laisserai pas - non ! - les louanges de mépris
----vous enterrer furtivement.
Vous n'êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur
Mais je déchirerai les rires « banania » sur tous les murs de France.
Car les poètes chantaient les fleurs artificielles
----des nuits de Montparnasse
Ils chantaient la nonchalance des chalands
----sur les canaux de moire et de simarre
Ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux
Car les poètes chantaient les rêves des clochards
----sous l'élégance des ponts blancs
Car les poètes chantaient les héros, et votre rire
----n'était pas sérieux, votre peau noire pas classique.
Ah ! ne dites pas que je n'aime pas la France
----- je ne suis pas la France, je le sais -
Je sais que ce peuple de feu,
----chaque fois qu'il a libéré ses mains,
A écrit la fraternité sur la première page de ses monuments
Qu'il a distribué la faim de l'esprit comme de la liberté
A tous les peuples de la terre conviés solennellement
----au festin catholique
Pardonne-moi, Sira Badral, pardonne étoile du Sud de mon sang
Pardonne à ton petit-neveu s'il a lancé sa lance
----pour les seize sons du sorong.
Notre noblesse nouvelle est non de dominer notre peuple,
----mais d'être son rythme et son coeur
Non de paître les terres, mais comme le grain de millet
----de pourrir dans la terre
Non d'être la tête du peuple, mais bien sa bouche et sa trompette.
Qui pourra vous chanter si ce n'est votre frère d'armes,
----votre frère de sang
Vous Tirailleurs sénégalais, mes frères noirs à la main chaude,
----couchés sous la glace et la mort ?
Léopold Sédar Senghor (Sénégal)
« Poème liminaire à L.-G. Damas »,
Hosties noires, (1948), © Éditions du Seuil.