dimanche 20 juillet 2008

Révolte et fraternité

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L'expression de la révolte est l'un des thèmes majeurs qui parcourent la poésie africaine, de ses origines à nos jours. Ce sentiment s'exerce naturellement dans un premier temps à l'égard du colonisateur, dont il dénonce toutes les formes d'oppression, qu'elles soient d'ordre politique, économique ou idéologique.
Cette volonté de changer la vie qui anime les pionniers de la négritude s'accompagne d'une farouche détermination à transformer les conditions d'existence des peuples noirs, détermination dont on retrouve l'écho aussi bien dans le Discours sur le colonialisme publié par Aimé Césaire en 1955, que dans son intervention au deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs de Rome, en 1959. Rappelant l'urgence d'opérer une « bonne décolonisation », Césaire y affirme la responsabilité du poète, sa « mission » dans le combat pour la conquête des libertés.



« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir. »

La prière virile du poète

Et voici au bout de ce petit matin la prière virile
Que je n'entende ni les rires ni les cris
Les yeux fixés sur cette ville que je prophétise, belle,
Donnez-moi la foi sauvage du sorcier
Donnez à mes mains puissance de modeler
Donnez à mon âme la trempe de l'épée
Je ne me dérobe point. Faites de ma tête une tête de proue.
Et de moi-même, mon cœur, ne faites ni un père, ni un frère,
Ni un fils, mais le père, mais le frère, mais le fils,
Ni un mari, mais l'amant de cet unique peuple.
Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie
Comme le poing à l'allongée du bras !
Faites-moi commissaire de son sang
Faites-moi dépositaire de son ressentiment
Faites de moi un homme d'initiation
Faites de moi un homme de recueillement
Mais faites aussi de moi un homme d'ensemencement
Faites de moi l'exécuteur de ces œuvres hautes
Voici le temps de ce ceindre les reins comme un vaillant homme.
Mais les faisant, mon cœur, préservez-moi de la haine
Ne faites point de moi cet homme de haine
Pour qui je n'ai que haine
Car pour me cantonner en cette unique race
Vous savez pourtant mon amour tyrannique
Vous savez que ce n'est point par haine des autres races
Que je m'exige bêcheur de cette unique race
Que ce que je veux
C'est pour la faim universelle
Pour la soif universelle
La sommer libre enfin
De produire de son intimité close
La succulence des fruits.


Aimé Césaire (Martinique)
Cahier d'un retour au pays natal, Présence Africaine, 1947



Solde
Pour Aimé Césaire

J'ai l'impression d'être ridicule
dans leurs souliers
dans leur smoking
dans leur plastron
dans leur faux-col
dans leur monocle
dans leur melon
J'ai l'impression d'être ridicule
avec mes orteils qui ne sont pas faits
pour transpirer du matin jusqu'au soir qui déshabille
avec l'emmaillotage qui m'affaiblit les membres
et enlève à mon corps sa beauté de cache-sexe
J'ai l'impression d'être ridicule
avec mon cou en cheminée d'usine
avec ces maux de tête qui cessent
chaque fois que je salue quelqu'un
J'ai l'impression d'être ridicule
dans leurs salons
dans leurs manières
dans leurs courbettes
dans leurs multiples besoins de singeries
J'ai l'impression d'être ridicule
avec tout ce qu'ils racontent
jusqu'à ce qu'ils vous servent l'après-midi
un peu d'eau chaude
et des gâteaux enrhumés
J'ai l'impression d'être ridicule
avec les théories qu'ils assaisonnent
au goût de leurs besoins
de leurs passions
de leurs instincts ouverts la nuit
en forme de pallaisson
J'ai l'impression d'être ridicule
parmi eux complice
parmi eux souteneur
parmi eux égorgeur
les mains effroyablement rouges
du sang de leur ci-vi-li-sa-tion


Léon Gontran Damas (Guyane)
Pigments, Présence Africaine, 1962.



Dans ce texte, dont la publication suscita quelques remous, Léon G. Damas dénonce le massacre des troupes coloniales, et en particulier de ceux qu'on désignait indistinctement du nom de « tirailleurs sénégalais », placés par l'Europe aux avant-postes d'une guerre qui ne les concernait pas.

Et caetera

Aux Anciens Combattants Sénégalais
aux Futurs Combattants Sénégalais
à tout ce que le Sénégal peut accoucher
de combattants sénégalais futurs anciens
de quoi-je-me-mêle futurs anciens
de mercenaires futurs anciens
de pensionnés
de galonnés
de décorés
de décavés
de grands blessés
de mutilés
de calcinés
de gangrenés
de gueules cassées
de bras coupés
d'intoxiqués
et patati et patata
et caetera futurs anciens

Moi
je leur dis merde
et d'autres choses encore
Moi je leur demande
de remiser les
coupe-coupe
les accès de sadisme
le sentiment
la sensation
de saletés
de malpropretés à faire

Moi je leur demande
de taire le besoin qu'ils ressentent
de piller
de voler
de violer
de souiller à nouveau les bords antiques
du Rhin

Moi je leur demande
de commencer par envahir le Sénégal

Moi je leur demande de foutre aux « Boches » la paix


Léon Gontran Damas (Guyane)
Pigments, Présence Africaine, 1962.



En dédiant à l'auteur de Pigments le poème liminaire d'Hosties noires (le plus militant des recueils du poète), Senghor a sans doute voulu faire écho au poème que Damas avait publié quelques années auparavant sous le titre « Et caetera ». Tout en se défendant de tout ressentiment à l'égard du monde blanc - déjà dans « Neige sur Paris » il affirmait « Je ne sortirai pas de ma réserve de haine » -, le poète entend répondre à la barbarie et à l'inhumanité de l'Occident par une invitaion à la fraternité, ce « festin catholique » qui rassemblera peut-être un jour, au prix d'une révolution sociale, des hommes de toutes races et de toutes conditions.

Ode aux martyrs sénégalais

Vous Tirailleurs sénégalais, mes frères noirs à la main chaude
----sous la glace et la mort
Qui pourra vous chanter si ce n'est votre frère d'armes, votre frère de sang ?
Je ne laisserai pas la parole aux ministres et pas aux généraux
Je ne laisserai pas - non ! - les louanges de mépris
----vous enterrer furtivement.
Vous n'êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur
Mais je déchirerai les rires « banania » sur tous les murs de France.
Car les poètes chantaient les fleurs artificielles
----des nuits de Montparnasse
Ils chantaient la nonchalance des chalands
----sur les canaux de moire et de simarre
Ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux
Car les poètes chantaient les rêves des clochards
----sous l'élégance des ponts blancs
Car les poètes chantaient les héros, et votre rire
----n'était pas sérieux, votre peau noire pas classique.

Ah ! ne dites pas que je n'aime pas la France
----- je ne suis pas la France, je le sais -
Je sais que ce peuple de feu,
----chaque fois qu'il a libéré ses mains,
A écrit la fraternité sur la première page de ses monuments
Qu'il a distribué la faim de l'esprit comme de la liberté
A tous les peuples de la terre conviés solennellement
----au festin catholique
Pardonne-moi, Sira Badral, pardonne étoile du Sud de mon sang
Pardonne à ton petit-neveu s'il a lancé sa lance
----pour les seize sons du sorong.
Notre noblesse nouvelle est non de dominer notre peuple,
----mais d'être son rythme et son coeur
Non de paître les terres, mais comme le grain de millet
----de pourrir dans la terre
Non d'être la tête du peuple, mais bien sa bouche et sa trompette.

Qui pourra vous chanter si ce n'est votre frère d'armes,
----votre frère de sang
Vous Tirailleurs sénégalais, mes frères noirs à la main chaude,
----couchés sous la glace et la mort ?


Léopold Sédar Senghor (Sénégal)
« Poème liminaire à L.-G. Damas »,
Hosties noires, (1948), © Éditions du Seuil.


Texte d'introduction et commentaires tirés de :
Anthologie africaine d'expression française. 02, La poésie - Jacques Chevrier - Hatier International (Monde noir), 2002 - 224 pages.


5 commentaires:

M. Ogre a dit…

... Bien, bien, bien ... Il ne reste donc plus à M. Ogre qu'à fermer son blog pour cause que les sujets qui le passionnent sont divinement traîtés ici-même ...

Ceci est excellent, petite princesse en Rouge, comme tout ce que vous faîtes, toujours ...
C'est un peu de la concurrence déloyale, dans la mesure où vous jouissez de tous les atouts d'un esprit inspiré et d'un talent sans mesure ... tandis que les Ogres ne savent rien que de s'émerveiller de votre grâce ...

J'aimerai vous voir toujours me transporter comme vous le faîtes et que je puisse continuer à vous nommer ma Muse ...

Anonyme a dit…

Tiens... On se croirait chez l'Ogrichou !
Comme cela devient sérieux dites moa...

M. Ogre a dit…

... La Noble Fée, c'est qu'une jalouse ... Mais je l'admire aussi, Na !!! ... Et la première qui me parle de lapin .... gggrrrhhhh !!!!

PetitChap a dit…

... c'était pas un lapin, c'était un lièvre...! ^^

Harkender a dit…

c'est un bien bel article que tu nous a pondu là charmante chaperone écarlate! les photos sont assez marquantes, en tout cas elles me touchent indirectement mais violemment.
bisous!

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